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Troisième étoile à droite

26 août 2008

*tombe de son nuage*

Lorsque Lune se réveilla, la première chose qu'elle entendit furent les marmottements de sa mère, apparemment très remontée. Le sommeil ne l'avait quittée qu'à moitié, aussi ne comprit-elle pas exactement quel était le sujet de ses vindictes. Elle bailla et s'étira, à la manière du chat couleur rouille maintenant assis à ses côtés. Enchantée par la présence du petit félin, elle se redressa rapidement pour le prendre dans ses bras mais fut prise d'un frisson si violent qu'elle se tassa aussitôt sous ses couvertures. Le froid qui figeait la pièce et ses mouvements était digne du pôle Nord ! La petite fille (qui n'en était - d'apparence - plus une) jeta un coup d'œil revanchard à la fenêtre qu'elle laissait chaque soir entrouverte, dans l'espoir que l'éternel enfant vienne écouter les histoires qu'elle lisait ou inventait à voix haute. Sa mère détestait cette « fâcheuse habitude » de peur que sa fille ne s'enrhume, n'attrape une bronchite ou même une pneumonie. Peut-être craignait-elle, à force d'en entendre parler, que Peter Pan se pose bel et bien dans la chambre de Lune et lui propose de partir jusqu'au Pays de Nulle Part ? Quoiqu'il en soit, comme toutes les mères, la sienne était un brin trop anxieuse lorsqu'il s'agissait de sa fille, ce qui leur valait quelques disputes un peu hautes en octaves. Lune imaginait que son incapacité à grandir accentuait ce besoin de protection de la part de ses parents. Pourtant, rares étaient les jeunes filles de son âge aussi indépendantes ; matures également, songeait-elle parfois avec un sourire. Elle était enfant et bien plus posée que la plupart des adultes, souvent capricieux, boudeurs et incertains. Elle savait ce qu'elle voulait et ne rechignait pas aux efforts pour l'obtenir. Elle souhaitait une vie pleine d'aventures, de liberté et de magie ! Elle désirait une vie dans le monde qu'elle rêvait, éveillée ou endormie ; elle s'y trouvait par l'esprit où qu'elle soit dans cette réalité.

     La lumière se déversait à grands flots dans l'alcôve et elle dut cligner plusieurs fois ses yeux fragiles pour s'habituer à son intensité. Le soleil était bas et ses rayons semblaient exploser, comme si une étrange matière les reflétait dès qu'ils touchaient terre.

     Soudain, elle comprit les marmonnements de sa mère.

     Elle ferma les paupières une dernière fois, impatiente de ce qu'elle allait découvrir. Lorsqu'elle les rouvrit, elle distingua nettement la neige s'étendre à perte de vue, recouvrant les bois qui entouraient sa maison. Des milliers de picotement naquirent sous sa peau comme pour lui signifier sa joie. Nonobstant les températures quasi nulles de l'extérieur, elle se leva d'un bond, ouvrit en grand sa fenêtre et prit une profonde inspiration, se délectant du paysage blanc, pur, infini qui se conjuguait au ciel pâle comme s'ils n'étaient qu'un seul et unique royaume. Si la plupart des habitants de son minuscule village se plaignaient du climat bien trop rude, des printemps inexistants et des automnes trop froids, elle adorait le givre blanc qui imposait son règne six mois par an. Avec lui venaient les sculptures de glace dans les arbres, les vents revigorant, les nuits claires et étoilées et la neige... La neige la faisait se sentir chez elle comme si, soudainement, elle avait basculé dans un ailleurs où elle n'était plus bizarre, celle qu'on fixait avec des yeux ronds et dont on se plaisait à raconter avec condescendance la solitude et les manières bizarres.

     Lune n'aurait échangé pour rien au monde son étrangeté contre une vie bien rangée et, pour être sincère, les rumeurs lui importaient peu. Pourtant elle aurait aimé, une fois, se sentir à sa place. Vivre pleinement et non pas survivre dans un monde où tout lui paraissait aller à l'envers de ses aspirations. Ne croyez pas qu'elle s'apitoyait sur son sort ! Bien au contraire, elle était généralement d'un optimisme à toute épreuve. Bien sûr, chaque enfant à sa part d'ombre et la sienne s'épanchait parfois sur ses couleurs lorsqu'elle était trop fatiguée d'être ici. Mais la plupart du temps, elle savourait sa différence avec joie, espérant simplement le jour où elle partirait vivre dans un monde qui lui correspondrait plus.

     Elle s'habilla rapidement, attrapant l'une de ses longues jupes de fée framboise, ses grandes chaussettes rayées de toutes les couleurs, un pull ténu au regard du temps glacial et sa plus longue écharpe. Ses boucles désordonnées tressautaient en tout sens alors qu'elle balançait la tête en suivant la musique qui coulait doucement dans ses oreilles, depuis le petit appareil qu'elle avait attrapé sur sa table de nuit. Un passage rapide à la salle de bain pour se débarbouiller et elle fila à la cuisine, embaumée d'arômes tous plus alléchants les uns que les autres. Elle sourit à sa mère, entama une discussion joyeuse et attrapa un des bols de chocolat chaud déjà prêts. Après la neige, le chocolat était le second facteur à pouvoir jouer sur sa bonne humeur.

- Merci Maman.

- Tu sors ?

     Elle ne put s'empêcher de grimacer devant le tour que prenait leur bavardage et se reprit bien vite.

- Oui, je voudrais faire deux ou trois photos, ce sont les premières neiges...

- Tu n'es pas assez habillée, soupira sa mère, plus par habitude que par réelle inquiétude.

- Ne t'en fais pas, je ne resterai pas sans bouger, de toute façon.

     Piètre mensonge. Elle comptait bien profiter des landes enneigées et de l'inspiration qu'elles lui procuraient pour écrire, assise sur un rocher qu'elle aurait épousseté. Cependant, avouer ses desseins était le moyen le plus sûr de se voir priver de sortie, ce qui l'aurait agacé au plus haut point et n'aurait pas manqué de déclencher une autre dispute. Lune aimait sa famille mais elle détestait qu'il la considère parfois si peu, aussi louables soient leur intentions. Elle avait dix-neuf ans et aussi enfant soit-elle, elle était assez responsable pour décider quoi faire de ses journées.

- Tu as fini tes devoirs ?

     Nouvelle grimace. Elle n'était plus au lycée depuis plus d'un an et était très capable de gérer ses obligations scolaires toute seule. Ses parents ne pouvaient s'empêcher de penser que revendiquer l'enfance éternelle impliquait forcément un certain contrôle parental. A dix ans, elle détestait déjà cela. N'avait-elle pas montré par ses résultats irréprochables qu'ils n'avaient pas besoin de l'épauler pour tout ça ? C'était une attention tronquée. Elle aurait aimé qu'on se soucie moins de sa santé, de ses résultats ou de sa vie future et qu'on s'intéresse plus à son présent, ses rêves, son monde. Oh, ses parents, sa mère surtout, lui reprochaient parfois de ne rien partager sur ce qu'elle écrivait ou dessinait. Mais comment avoir envie de partager alors que son père n'avait jeté qu'un vague coup d'œil aux esquisses qu'elle lui avait montrées et sa mère mis plus d'une semaine à lire une seule malheureuse page de l'une de ses histoires ? Son frère, peut-être parce qu'il n'était pas encore adulte, se montrait plus conciliant et intéressé, mais tous deux savaient qu'il ne pourrait jamais comprendre tout à fait Lune et ses voyages oniriques. Elle ne leur en voulait pas vraiment, elle s'était habituée. Tout ça était à elle, de toute façon, juste à elle et elle était peut-être trop égoïste pour le partager. Ils ne voyaient pas les créatures avec lesquelles elle bavardait tous les jours, ces créatures de son monde. Ils ne voyaient pas comme elle ou plutôt, elle ne voyait pas comme eux. Sa vision était si différente qu'elle doutait souvent qu'ils contemplent réellement la même chose. Elle apercevait deux réalités, celle dans laquelle elle vivait et celle à laquelle elle aspirait, en filigrane. Au fil des jours, la réalité de ce monde devenait floue alors que l'autre se précisait. C'était un processus long et fastidieux mais elle était certaine qu'un jour, elle ne verrait plus que ce qu'elle avait toujours voulu voir et basculerait alors dans son monde. Les images remontaient comme des réminiscences et quand elle se souviendrait complètement, elle partirait. Si sa famille ne pouvait voir ses rêves, elle ressentait ce départ d'une façon presque exacerbée. Lune se doutait qu'ils craignaient tous qu'elle décide de partir ils ne savaient où, par ce qu'ils voyaient comme un simple coup de tête, une impulsion. Elle y réfléchissait depuis des années. Elle savait qu'elle devrait un jour tout quitter pour rejoindre cet endroit où elle avait sa place. C'est plus qu'une conviction, une évidence. Elle n'avait jamais pris conscience du fait de ne pas appartenir à ce monde, elle avait cette certitude ancrée en elle depuis toujours. Elle ne s'était pas décidée un beau matin à parler à des drôles de personnes invisibles, elle les avait toujours connues. Mais qui pouvait comprendre sans penser qu'elle avait besoin d'aide tant elle était... instable, déséquilibrée, folle ? Si elle était vraiment tout cela, elle n'avait besoin d'aucun soutien pour s'en sortir mais plutôt pour s'y plonger davantage encore. Quelqu'un qui comprenne et voit ses ailes. Pas de jugement ni d'œillades désespérées.

     Elle avait besoin d'histoires pour s'envoler encore plus haut et en cela, ses livres étaient ses meilleurs amis. Elle en attrapa un à la couverture bleu foncé, l'enfonça dans le sac qu'elle portait en bandoulière par dessus son manteau, couvert de babioles qui n'avaient un sens que pour elle, attrapa le carnet déchiré qui contenait des tas d'idées et partit en hélant sa mère d'un au revoir joyeux. Son petit frère était déjà sorti retrouver ses amis. Il était si adorable qu'il était logique qu'il soit aussi entouré. Lune l'aimait profondément et elle était certaine que personne ne pouvait faire autrement. Il était tout son contraire, charmant, bavard, social. Elle était d'une solitude qui effrayait et d'un silence qui dérangeait. Elle n'aimait pas spécialement l'un ou l'autre mais s'y était attachée, par la force des choses.

     Enfin dehors, elle inspira à nouveau à plein poumons les effluves de l'hiver ; l'odeur amère des sapins, celle plus âcre de la fumée des cheminées et le parfum du froid qui saturait ses narines et la faisait éternuer. Elle avançait en regardant le ciel, ce qui n'arrangeait en rien sa maladresse infuse. Qu'importe, elle ne pouvait s'en passer. C'était là-haut son vrai chez elle, au milieu des nuages ou des étoiles. Elle se soûlait de l'infini des cieux jusqu'à oublier tout le reste. Subsistait juste l'immensité. Une voix ricocha dans sa tête. Elle aurait pu être au milieu d'autres personnes sans qu'elles n'entendent cette tessiture doucement moqueuse.

- Prendre des photos, hein ? Où va-t-on ?

     Lune sourit et fit mine de réfléchir. Elle n'était jamais seule. Son monde l'accompagnait toujours. Elle virevolta en observant son vis-à-vis « imaginaire » et lui tira la langue. Un second apparut, les cheveux et les yeux plus clairs que ceux du premier. Il répondit à sa place.

- Nous allons nous noyer dans l'extraordinaire.

     Ouf, la jeune fille reprit son équilibre au dernier moment alors qu'elle gravissait les derniers mètres de la pente abrupte et gelée. Ça n'était peut-être pas une si bonne idée. Andy lui jeta un coup d'œil narquois et Tom refoula un rire. Ah ! C'était facile pour eux ! Lune réajusta son sac et s'accrocha à la croix qui semblait tendre ses planches usées vers elle. Cette croix n'avait aucune signification pour elle, à part celle de marquer le point le plus haut du village, en pleine nature. Elle observa un instant la ville minuscule d'où elle était partie, repéra sa maison, excentrée, et se retourna vers les les prairies et forêts ensevelies sous la neige. Deux nouvelles créatures s'étaient glissées sur la croix : une fille à la peau étrangement bleutée (différemment de celle de Lune qui semblait se parer de violet à cause du froid) et un garçon qui lui tendait la main. Sa paume scintillait de poussière d'étoile. Elle la saisit sans hésitation, heureuse d'être là, avec eux. Elle savourait ces instants où la frontière entre les deux réalités devenaient si ténue qu'elle aurait presque cru pouvoir la sauter, comme ça, d'un pas. Elle sentait si fort ses ailes battre dans le vent qu'elle ne comprenait pas comment tous ces gens qu'elle croisait habituellement ne pouvaient pas les voir. Elles étaient là, pourtant. Elle n'hésitait pas à s'en servir.

     Souriant à l'Ange, au démon, au Feelithys et à l'oréade qui l'entouraient et la protégeaient comme un rempart, elle dégagea le pied d'une croix de toute la neige qui s'y était entassée et s'assit là en soufflant sur ses doigts. Le cahier sembla sortir de lui-même de sa besace, comme pressée qu'elle y étale ses mots.

     Alors, elle saisit un crayon comme d'autres auraient attrapé une épée, puisa un peu de magie en Andy, Tom, Clara et Angel et se mit à écrire. Elle écrivait comme vous respirez. Elle écrivait pour revivre toutes les aventures qui défilaient dans sa tête et pour survivre dans ce monde qui lui offrait bien peu de couleurs. Le temps n'existait plus. Une heure, puis deux, une matinée, jusqu'à ce qu'une sonnerie stridente ne la force à redescendre sur terre.

     Elle redescendit la pente en courant tant elle était en retard, trébucha sept fois puisqu'elle babillait avec les êtres imaginaires sans prendre garde à son manque d'équilibre, dévala les rues sans faire attention aux passants, remonta la voie ferrée, escalada le portail en accrochant un peu plus de neige à ses bottes, chuta contre les pavés et claqua la porte, essoufflée.

- Presque pile à l'heure, cette fois ! s'amusa son frère. Tu as avancé quelle histoire ?

- Celle des éléments.

- Je pourrai lire ?

     Elle rit. Il ne savait pas qu'il lui offrait là l'un des plus beaux cadeaux qu'il puisse lui faire. Sa question était sincère, dénuée de l'intérêt factice des adultes. Toutes ses histoires ne le passionnaient pas souvent, mais elle aimait lui en parler, ne serait-ce que pour ces fois où il voulait en savoir plus et la complimentait sur sa façon d'écrire, la plaçant au-dessus des auteurs qu'il connaissait. Elle hocha vivement la tête et s'installa à table où l'attendaient déjà ses parents. Leurs homélies sur la ponctualité, l'inconscience et les bonnes occupations ne lui parvinrent que par bribes, elle n'écoutait pas. Ils n'avaient même pas l'air d'y croire eux-mêmes. Elle pensait déjà à ce qu'elle allait lire après le déjeuner, ce livre sur une époque qu'elle appréciait où les aéronefs avaient pris le pas sur les moyens de transport terrestres.

     C'était comme ça, tous les jours et tout aurait continué de la même façon si Lune n'avait pas été si lasse d'attendre. Son impatience avait voyagé entre les mondes.

     Lorsqu'elle ouvrit la porte de sa chambre, les poupées de porcelaine n'en étaient plus les seules occupantes. Assise en tailleur sur le lit, une fée l'attendait. La fée n'était pas aussi petite que ses congénères mais pas plus grande qu'un enfant et ses ailes resplendissaient de poussière d'étoile, elles aussi. Derrière elle, Tom était accoudé à la fenêtre dans la même position nonchalante qu'il prenait tous les jours, flottant dans les airs.

     Sauf qu'ils étaient là.

     Vraiment là.

     Présents dans cette réalité, physiquement, matériellement, comme ses parents, les gens gris ou les chats avec lesquels elle entretenait de longues discussions à propos de philosophie et de physique quantique.

     Tom ouvrit la bouche et sa voix lui parvint d'un façon si nette et précise que les larmes lui montèrent aux yeux. Ses doigts se crispèrent et s'enfoncèrent dans les paumes de ses mains, comme pour la convaincre qu'elle ne pouvait se réveiller car elle n'était pas endormie. Elle pouvait même sentir son odeur. Des fleurs d'oranger.

     Tout aurait continué de la même façon, mais...

- Nous sommes venus te chercher.

     Son « Il était une fois » à elle était lancé.

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